À la fac, j’ai eu un prof en athlé : Pierre Schoebel…
Ce type avait deux particularités assez singulières pour un jeune étudiant STAPS. La 1ere, c’est qu’il vivait dans un camping car (chose plutôt saugrenue pour un prof d’université). La seconde, c’est que dans sa vie d’athlète, il avait réussi l’exploit de se qualifier sur 110m haies pour la finale des J.O de 1968 avant d’y commettre… deux faux départs !
Personnage attachant, Mr Schoebel était aussi et surtout quelqu’un d’extrêmement brillant qui arrivait à vulgariser comme personne son art, l’athlétisme et ceci quelque soit l’angle par lequel il l’abordait : sociologique, physiologique, biomécanique ou même anthropologique, voire psychanalytique.
Sa phrase favorite c’était : « le sport, ça sculpte ». Dans cette phrase, il n’entendait surtout pas l’aspect purement physique de l’athlète. Il voyait plus loin dans la chair et même dans l’âme. Ce que les adeptes de la sémiotique appellent parfois « body language » ; les sociologues « l’habitus ». Ou ce que les psychanalystes cherchent à identifier au travers du moi-peau par exemple. Tout ce qui peut filtrer de notre enveloppe. Celle qui englobe notre être et son identité. Tout ce qui la dépasse également. La déborde même pourquoi pas.
Pour mon prof d’athlé, analyser l’esthétique d’une pratique et de ses adeptes, c’était avoir une vision compréhensive de ses fondements, sa raison d’être, son sens profond.
Ne sont pas Eward Hall, Didier Anzieu, Michel Maffesoli ou… Pierre Schoebel qui veut ! Mais essayons quand même de chercher à comprendre « qui » est le corps du triathlète.
Le triathlon, sport de glisse…
Le triathlète n’est pas un sportif d’endurance ordinaire. Il n’a rien à voir en vérité avec le coureur de fond ou le cycliste au long cours. Loin de l’austérité de ces sports séculaires, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le triathlète affiche une image de fun tant dans ses tenues, son look, que dans son mode de pratique.
Adepte des couleurs vives, des matériaux « High tech » et des tenues saillantes mettant en valeur si possible sa silhouette, toujours soucieux de son bronzage ou de la perfection de l’épilation de ses jambes et de son torse, il détonne parfois au départ de certaines épreuves lorsqu’il s’y aventure l’hiver pour parfaire sa condition.
Son look de « kéké » un peu narcissique étonne souvent, agace parfois, mais ne laisse jamais indifférent. S’il peut être moqué par certains puristes des autres disciplines, il est aussi souvent copié.
Ainsi, il a le mérite de faire bouger les choses et de participer à l’évolution technique et vestimentaire de la couse à pieds, du cyclisme et même de la natation.
Ce qui le démarque et lui donne en même temps une grande « liberté », vient du fait que le triathlète n’est enfermé dans aucune axiologie ou carcan culturel. Notre discipline est jeune, elle permet encore cela. Elle trouve sa place aussi de cette manière-là, par sa singularité dans le giron des sports à forte dominante énergétique.
Il est amusant de constater que le souci du design, les coupes très travaillées, les matières et les matériaux nobles fleurissent aujourd’hui par effet « boomerang » chez les nouvelles pratiques de la course à pied qui se veulent plus fun et plus proches de la nature. Le trail en est l’exemple le plus marquant.
La nature et l’air du temps
Car c’est une réalité, le triathlon fait partie des héritiers de la révolution culturelle post soixante-huitarde.
Il s’est nourri des images écolo et un peu bobo des années soixante-dix. Son développement répond à l’ensemble de ses codes. C’est une pratique californienne d’une certaine manière : au cœur de la nature, proche des éléments… Oui, mais avec un zeste de style s’il vous plait…
L’effort y prend du sens parce qu’il se combine avec une certaine idée de communion avec cette nature qui lui sert de jalon.
C’est ce qui explique la recherche de défi et de dépassement de soi omniprésente, presque omnipotente chez le triathlète. Il se confronte à la nature pour mieux la respecter, la comprendre et mesurer ses limites, sa fragilité comme la fragilité de ce qui peut l’entourer.
Dans cet univers, l’idée de « progrès utile » est très forte. C’est ce qui explique qu’au-delà de l’attrait certain que notre discipline a, de par ses spécificités propres, elle corresponde parfaitement aux standards culturels de la classe moyenne supérieure.
Faire du triathlon, c’est dans « l’air du temps ». Le succès de notre sport repose autant sur sa base solide : celle d’une pratique variée, complète et riche, que sur son adéquation avec les valeurs de la société capitaliste moderne : l’effort, la bravoure, la liberté d’agir, d’entreprendre, la prise de risque, la concurrence, le goût du défi et la quête de l’inconnu.
Par ailleurs, à l’image du citoyen moderne, le triathlète doit se confronter à ses propres paradoxes. Lui qui, dans sa pratique, n’hésite pas à consommer plus que de raison et à utiliser massivement des matériaux, se trouve en opposition totale avec son idéal écolo. Lui qui recherche l’aventure et l’exploit, son odyssée il ne la vit que dans un environnement codifié et calibré pour lui… Presque aseptisé au sein des organisations ultras professionnelles qui lui sont proposées.
Mythologie du triathlète
Le jour où le triathlon sera redevenu un « sport normal », il sera en péril…
L’essentiel de la mythologie de notre sport s’est construit sur le principe que faire du triathlon, c’est être d’une certaine manière « exceptionnel ».
Une bonne partie de la ritualité triathlétique participe d’ailleurs à renforcer ce mythe : les marquages au feutre à même la peau telle de véritables peintures de guerre, les t-shirt « finisher » à l’arrivée, tout ce qui encadre l’entrée et la sortie du parc à vélo, véritable « espace transitionnel » entre l’être social lambda et l’acteur sportif, le héros. Tout ceci évoque clairement des rites de passage initiatiques.
Le rite de passage « suprême », celui qui marque son appartenance effective au monde des vrais triathlètes et reconnue par l’ensemble de la communauté, étant d’arriver à être « finisher » d’un Ironman.
Beaucoup s’enorgueillissent de cela à outrance et paradent des jours entiers avec leurs marquages encore visibles, les plaques de vélos laissées sur leurs montures, et/ou avec un t-shirt attestant de la façon la plus ostentatoire qui soit, la réalité de « l’exploit ».
Malgré tout, aujourd’hui, ce mythe est quelque peu écorné.
Au temps des pionniers, et de la découverte, la réalité de ce challenge ne souffrait aucune contestation. Aujourd’hui, les grosses machines qui font de l’argent avec le triathlon doivent composer avec un paradoxe : concilier la massification tout en réussissant à conserver cette part de mythologie.
En effet, en s’ouvrant au plus grand nombre, le rêve s’estompe un peu. Finalement, terminer un triathlon, et même un Ironman, cela est devenu affreusement « banal » pour beaucoup.
Par ailleurs, cette dimension onirique perd un peu plus de sa superbe avec la multiplication des courses et des formules possibles pour pratiquer le triple effort.
De fait, ce qui prend peu à peu le relais du simple « défi originel », c’est la capacité que le triathlète va avoir à s’armer pour performer et faire descendre au maximum ses chronos en repoussant ses limites. Tout un vocabulaire s’est ainsi construit autour de cette vision. On parle aujourd’hui de Sub 10h, sub 9h… pour qualifier les performances des uns et des autres. Sur les forums, on montre les « armes de guerre », les « spads », qui vont nous permettre de gagner quelques minutes, quelques secondes. Les meilleurs d’entre nous surtout sur deux roues sont qualifiés de « uber bikers », ou de « machines »
Enfin, l’imaginaire collectif tient plus que tout à conserver l’idée selon laquelle absolument toute la course doit se faire seul.
Un corps de guerrier, une âme de combattant, le triathlète ne doit surtout pas s’abaisser à prendre part à des courses qui ne respecteraient pas cet esprit originel.
Le drafting est ainsi perçu comme la pire tare qu’il faut combattre à tout prix. S’il venait, par malheur, un jour à se généraliser : plus de héros possible, plus de rêve envisageable, tout s’écroulerait comme un château de cartes.
Notre surhomme surgit des eaux, affrontant le vent sur son destrier de carbone et d’acier puis la chaleur, les pieds sur le bitume surchauffé, se transformerait inéluctablement en vulgaire lopette insignifiante.
Les meilleurs d’entre nous sur ce type de courses ne jouissent d’ailleurs que d’une reconnaissance très relative, « pour la forme ». Être rapide sur des courses brèves, où se mêlent stratégie et effort collectif, rend l’exploit suspect et peu valorisant.
Et oui, comme le disait mon vieux prof d’athlé jadis: « le sport, ça sculpte »… Corps et âme…
En utilisant l’image de la sculpture, son aphorisme empruntait le champ lexical de l’art.
Ce n’est pas anodin, car c’est bien vrai, le triathlète se prend un peu pour une œuvre d’art parfois. Une statue grecque aux muscles saillants, représentant l’équilibre morphologique et la valeur morale des champions antiques.
Et il préfère les colosses athlétiques aux fétus de paille… fussent-ils capables d’aller terriblement vite…
3 chapitres très intéressants. L’extrait « Ce n’est pas anodin, car c’est bien vrai, le triathlète se prend un peu pour une œuvre d’art parfois. Une statue grecque aux muscles saillants, représentant l’équilibre morphologique et la valeur morale des champions antiques. » associé au travail de Giacometti et Duchamp révèle un regard que j’apprécie particulièrement! T’espère en forme! La Bise