Aurélien Lescure se fait trimer > Son avenir et son changement de nationalité pour la Turquie

Même si Aurélien Lescure a démontré qu’il avait le niveau pour gagner en coupe du monde et avec la densité actuelle en équipe de France, son avenir était compromis sur la scène internationale. Avant de juger trop rapidement son choix de représenter la Turquie, on s’est entretenu avec lui pour connaître ses véritables raisons. 

Quel bilan fais tu de ta saison 2014, on imagine que cette année était primordiale pour toi pour te faire une place en série mondiale.
Je suis très content de ma saison. J’ai réussi à vraiment améliorer mon niveau ce qui m’a permis d’être plus régulier en coupe du monde tout au long de la saison (2ème à Cozumel 2013, 7ème à Chengdu, 3ème à Huatulco, 6ème à Alanya). Quelques petites déceptions, avec ma chute en vélo à Chengdu à 1km du parc et mon malaise à Huatulco mais cela fait parti du triathlon, tout peut arriver jusqu’au bout! Après, il y a encore du travail afin de se rapprocher toujours plus des meilleurs mondiaux. C’est ce qui est intéressant et motivant! Encore faut-il pouvoir s’y confronter…

Tu réussiras finalement à obtenir un départ à Stockholm où tu prendras la 36e place. Même si tu avais déjà eu une expérience en série mondiale et que tu avais l’habitude d’enregistrer les meilleurs temps en course à pied en coupe du monde, l’écart entre les deux circuits semble majeur, non?
Effectivement, le circuit mondial est très chargé entre les World Cups et World Triathlon Series. Les meilleurs athlètes privilégient le circuit de WTS et ne sont donc que rarement présents sur les coupes du monde. Le niveau des premiers et la densité sont donc beaucoup plus importants en WTS ce qui rend le circuit encore plus intéressant puisque tous les meilleurs mondiaux sont là sur quasiment toutes les étapes. J’ai effectivement pu participer à l’étape de Stockholm. J’ai appris ma « sélection » (plutôt mon droit d’y participer à mes frais) 1 mois avant la course et j’ai fait de mon mieux pour m’y préparer dans ce délai relativement court. Au final, comme je m’y attendais j’ai eu du mal à supporter les conditions météo Suédoises, ma 36ème place était donc correcte pour une première dans ces conditions.

Même si tu n’as fait qu’une seule étape en WTS, ton classement actuel est 54e et devrait donc te garantir d’avoir des départs en WTS pour 2015… Seule la fédération pouvait donc s’y opposer. Quel était l’état des choses?
Oui mon classement mondial (avec des points marqués en peu de courses par rapport à la majorité des autres athlètes) devrait me permettre de participer à toutes les WTS que je souhaite. Néanmoins, la fédération doit donner son accord et ce n’est pas le cas. Je n’ai pas été intégré au groupe de préparation olympique pour Rio et donc je n’ai pas le droit de participer à ces étapes (ni au championnat d’Europe) même en proposant d’y aller à mes frais et lorsque les quotas français ne sont pas remplis.

Est-ce que tu acceptes la position de la fédération? D’autant plus que des athlètes très complets comme Montoya et Coninx arrivent…
Je peux accepter de ne pas faire parti du groupe de préparation olympique, la fédération doit faire des choix stratégiques et ne peut soutenir tout le monde face à la densité du niveau français.
Néanmoins, la chose que j’ai plus de mal à accepter est que l’on ne donne pas de chance à certains athlètes (dont je fais parti) alors qu’ils jouent régulièrement les premières places en coupe du monde, épreuves du plus haut-niveau auxquelles ils ont accès. Comment peuvent-ils faire mieux ? Où peuvent-ils trouver la motivation de continuer si on ne leur donne pas leur chance ? Selon moi, pour progresser il faut pouvoir se confronter aux meilleurs, c’est comme cela que j’apprends en tout cas. De nombreux très bons triathlètes n’ont pas été performants dès leurs premières participations en WTS (Murray, Mola, Perreira, Bucholz…), il leur a fallu quelques années d’expériences et j’ai un peu ce profil.
J’ai eu droit à une chance à Stockholm mais sans faire un top 10 du premier coup (je serai curieux de voir combien d’athlètes ont réussi), je repartais à zéro à devoir à nouveau faire mes preuves sur une saison de coupe du monde. A côté de cela, certains athlètes (sans remettre en question leur niveau qui est excellent bien entendu) ont accès à toute la saison de WTS sans forcément passer par les mêmes critères, peuvent se faire de multiples expériences et prendre le temps de devenir performant sur ce circuit. Je trouve cela un peu injuste et ce mode de fonctionnement est extrêmement démotivant pour un athlète comme moi. Après, c’est malheureusement la dure loi du sport de haut-niveau.

Force des choses, tu as donc décidé de représenter une autre nation, j’imagine que c’était une décision difficile à prendre.
Oui, peu avant la fin de la saison 2014, (juste avant les coupes du monde d’Alanya et de Cozumel) cela a été très dur d’apprendre que d’une part, je ne serai plus considéré comme un athlète de haut niveau par la FFTri (radiation des listes ministérielles) et que je n’aurai pas 1 ou 2 chances de plus en WTS comme cela devait être le cas au départ lors de ma participation à Stockholm.
Fin novembre, la fédération Turque, qui recherchait un athlète international pour les aider à développer le triathlon dans leur pays, m’a fait savoir qu’elle serait très intéressée par mon profil. Le choix n’a pas été facile en effet, cela signifiait de renoncer à porter les couleurs de la France et toute l’image et les valeurs qui vont avec et auxquelles je suis très attaché. Mais imaginez-vous dans le cadre professionnel, qu’une entreprise concurrente de celle dans laquelle vous avez toujours travaillé (et dans laquelle on vous refuse toute évolution malgré votre excellent travail) vous propose le poste dont vous avez toujours rêvé. Hésiteriez-vous longtemps ? Par ailleurs, la Turquie est un pays laïque tout à fait respectueux des droits de l’homme, dans lequel j’ai toujours été très bien accueilli et c’est pour cela que je serai fier de les représenter et de les aider à développer notre joli sport dans leur pays.

On imagine que tu vas être exposé aux critiques des amateurs, mais dans la réalité, tu n’as jamais été un projet prioritaire pour la fédération, tu as donc bien souvent du trouver tes propres financement pour faire des coupes du monde. Et rare sont les nations qui sont dans la position de la France avec autant de densité… non?
Tous les gens qui me connaissent et me supportent ainsi que mes sponsors, qui savent ce que j’ai vécu, l’ont très bien compris et m’ont encouragé dans ce sens même si ils ont trouvé cela dommage. Il est sûr que cette décision ne sera pas approuvée ou comprise par tous mais j’espère que la plupart des gens le comprendront en se mettant quelques instants dans ma situation. Qu’auraient-ils fait à ma place ? J’avais deux choix, soit j’étais contraint d’arrêter ma carrière sportive au sommet de ma forme en étant frustré de ne pas avoir eu ma chance, soit je décidais de vivre à fond ma passion jusqu’au bout. A mon avis, la vie est trop courte pour se permettre d’avoir des regrets !
Oui, j’ai toujours été un peu à l’écart du système fédéral, le petit Aveyronnais de Tri12 (mon premier club) qui sort de nulle part. Ensuite mon choix de faire des études d’ingénieur à l’INSA de Toulouse au lieu d’intégrer un pôle m’a encore éloigné du modèle fédéral qui pensait impossible de mener de front carrière sportive et études d’ingénieur (et je peux le comprendre, cela a été plus dur que je ne l’aurai cru aussi !). J’ai donc tout ce temps été soutenu épisodiquement par la FFTri sans être une priorité. Je devais gérer l’entraînement, les études, la recherche de partenaire pour financer les déplacements, la relation avec les partenaires et la presse, la logistique afin de bénéficier des meilleurs tarifs… Bref cela faisait beaucoup à la fois !
Il est certains qu’il y a peu de nations avec autant de densité qu’en France, mais il y en a (Angleterre, Allemagne, Espagne…). Mais la politique diffère d’un pays à un autre. Les athlètes de ces pays là que je côtoie s’étonnent toujours que ne fasse pas les WTS.

Peux-tu nous parler du support que tu reçois de la Turquie? Est-ce que c’est une nation jugée émergente par l’ITU?
Tout d’abord, j’aurai le choix de mon calendrier ce qui est énorme. Ensuite, la Turquie va financer tous mes déplacements sur les épreuves ITU et me proposer un accompagnement sur ces courses pour gérer toute la logistique afin que je puisse me concentrer uniquement sur la course. Je serai enfin dans de bonnes conditions pour performer. Je ne sais pas si c’est une nation jugée « émergente » en triathlon, en tous cas, je vais faire mon maximum pour la faire émerger !

Expliques nous le processus de changement de nation, la FFtri devait d’ailleurs donné son accord, non? Est-ce que tu pourras tout de même être éligible à temps pour les Jeux Olympiques?
Lors d’un changement de nationalité, normalement l’athlète ne peut pas représenter un nouveau pays pendant 3 ans. Sauf si le pays quitté donne son accord, cela abaisse le délai à 1 an. La FFtri a bien compris ma démarche et je l’en remercie. Si tout va bien, je pourrai courir sous les couleurs de la Turquie à partir de octobre 2014 et donc aux Jeux-Olympiques sous réserve de qualification.

À moins que je sois dans l’erreur, d’autres athlètes ont fait le choix de changer de nation pour représenter la Turquie. Avec la politique restrictive de certaines fédérations nationales, à titre d’exemple les anglais ou avec les Brownlee qui devrait être épaulé par un domestique, le rêve olympique est pratiquement impossible. C’est un phénomène qui risque d’être de plus en plus fréquent non?
Une italienne (cette année) et un allemand (l’année dernière) ont également fait la même démarche avec la Turquie. Oui c’est sûr que le rêve olympique est réservé à une minorité mais c’est aussi ce qui en fait la beauté. S’il était facile d’y aller cela n’aurait plus trop d’intérêt. Notre sport est jeune et évolue sans cesse. Les tactiques d’équipe se mettent en place pour la course à la médaille olympique et dans ces conditions, ce n’est peut être pas les meilleurs athlètes qui iront aux Jeux, cela peut créer des frustrations, c’est certain.
Les changements de nationalité sont de plus en plus courants dans tous les sports. Est-ce bien ou pas ? On pourrait en discuter longtemps, mais c’est un fait. La dimension patriotique se perd un peu et le pays est devenu plus une sorte de « sponsor » que l’athlète représente, le but étant d’avoir les meilleurs athlètes réunis sur les meilleures courses.

J’imagine que la notion de la nation devient secondaire pour toi. Et que tu seras toujours perçu comme un Francais. Cela doit avoir une importance pour tes partenaires.

Oui je resterai français, Toulousain d’adoption et Aveyronnais de naissance (de Villefranche de Rouergue) aux yeux des gens, cela est important avant tout pour moi et pour mes partenaires évidemment. J’aurai la double nationalité, finalement la seule chose qui change dans l’absolu est la couleur de ma tenue. Je reste évidemment très attaché à la France et à ses valeurs, néanmoins comme je le dis plus haut, la Turquie est un pays émergent, aux portes de l’Europe, respectueux des droits de l’homme et cela était très important pour moi également. Je me voyais par exemple plus difficilement représenter un pays comme le Qatar.

Je me rappel quand Etienne Diemunsch ne pouvait non plus profiter d’un départ garanti en série mondiale, il nous avait étonné en nous avouant qu’il voulait avant tout avoir accès à la série mondiale afin d’affronter les meilleurs et non ultimement pour le rêve olympique.
Oui c’est exactement mon cas. Le rêve olympique est réservé aux meilleurs de chaque nation, si je n’avais pas rempli les critères, j’aurai bien accepté de ne pas aller aux JO. Mon souhait premier était d’une part de pouvoir courir au meilleur niveau et affronter les meilleurs mondiaux (il me semble le mériter de part mes résultats) et d’autre part, pouvoir disputer les critères de sélection pour les JO. C’est mon moteur et ce qui me poussent à m’entraîner très dur tous les jours et à faire autant de sacrifices.

Comment se passe ta préparation, est-ce que tu as changé certaines choses?
Ma préparation se passe bien. J’ai été un peu retardé par une grippe fin janvier ce qui va rendre plus difficile la première course mais dans l’ensemble je suis content du travail accompli cet hiver. Je suis actuellement en stage à Grande Canaries avec des triathlètes et amis Hongrois, les conditions d’entraînement sont parfaites et on enchaine les kilomètres !
Pas de gros changements dans ma préparation non, toujours un gros travail en natation, un volume global relativement faible par rapport à d’autres athlètes (environ 25h hebdomadaire) mais beaucoup de qualité…

Es-tu désormais totalement dédié au sport?
Oui, je veux jouer à fond ma carte et donc je ne fais « que » du triathlon cette année. J’ai travaillé 2 ans en tant qu’ingénieur pour un sous-traitant d’Airbus, mais cela était très difficile à gérer avec tous les déplacements internationaux. Mon équipe de recherche de partenaire, mon club le Triathlon Toulouse Métropole et moi-même travaillons actuellement sur le projet afin d’essayer de trouver les financements (partenaires et mécènes) nécessaires pour que je puisse vivre du sport le temps de ma carrière et être dans des conditions sereines pour préparer les Jeux.

Peux-tu nous parler de tes objectifs pour 2015.
L’objectif premier cette année est la qualification aux JO. Pour cela, il faut que je sois à minima dans les 55 meilleurs mondiaux au classement olympique en mai 2016.
Je suis actuellement 54ème avec très peu de courses donc cela semble jouable. Pas besoin de se mettre plus de pression, néanmoins mon but serait de terminer l’année dans le TOP30 afin de ne pas avoir à courir après les points début 2016. Cela rendrait la préparation pour l’épreuve des JO moins optimale.
Je vais donc faire un premier test à la WTS d’Abu Dhabi le 7 mars afin de voir où j’en suis (j’ai toujours eu du mal à être prêt si tôt dans la saison). Puis il y aura les gros objectifs avec Cap Town (WTS fin avril), Chengdu (coupe du monde), Yokohama (WTS) et Londres (WTS) en mai. Je ferai un point après cela pour voir la meilleure stratégie à adopter.

Être totalement dédié à la série mondiale sera quelque chose de nouveau. Est-ce que tu appréhendes le nombre d’épreuves? Je veux dire par la qu’il est difficile de rester performant tout au long de la saison…
Oui, ce sera tout nouveau pour moi et il faudra que je sois attentif à ma récupération de tous ces voyages. Il serait prétentieux de vouloir jouer une place sur le classement final dès la première année de participation. Je pense que j’ai plus un profil pour être performant sur une course d’un jour, je vais donc miser sur quelques courses dans la saison sur lesquelles je veux vraiment performer, sur les autres on verra ce que cela donne. En tout cas, je m’y prépare et j’ai hâte de commencer !

Veux-tu ajouter quelque chose?
Merci à Trimes d’une part de m’avoir donné l’opportunité de donner ces explications, qui, je pense, sont nécessaires afin de mieux comprendre les raisons de ce changement et d’autre part pour tous les articles intéressants que vous publiez.