L’art et le sport sont chez moi deux passions dévorantes…
Quand j’étais plus jeune, je m’attachais à tenir « mes deux mondes » parfaitement et hermétiquement séparés. Je ne sais pas vraiment pourquoi, peut être que dans ma tête, cela n’allait pas de soi. Sans doute que je m’imaginais que la pratique physique était, de fait, « moins digne » que l’art. Une sorte de « défouloir » dont la fonction cathartique m’était d’un grand secours… (à moi… ou plus probablement à mes parents !).
En définitive, pour des raisons liées à mon éducation ou plus largement au poids des conventions dans lequel nous baignons tous, la pratique sportive, pour moi, outre le bien-être que cela me procurait, ne dépassait guère cette basse besogne. C’est vrai, ce qui apporte du plaisir, dans notre société judéo-chrétienne, est naturellement toujours un peu suspect… Le sport, comme le sexe, ou le jeu, en fait partie…
Pourtant, j’ai choisi de faire de « ma distraction » un métier, à l’époque au grand dam de mes parents qui envisageaient peut-être quelque chose de plus noble me concernant. C’est petit à petit que « tous ces ponts » se sont mis lentement et presque naturellement en place. À force d’expérience, de regard sur les autres et de recul sur ma condition de prof de ballon, après des années de vagabondages dans les galeries, les musées, à observer, découvrir et assimiler la richesse de l’art et son incroyable plasticité aussi. Un peu comme un long cheminement phénoménologique, j’ai réussi à intégrer que tout dans l’existence n’est qu’énergie et mouvement… Si simple… Mais il faut du temps, semble-t-il, pour revenir à l’essentiel!
Je ne remercierais jamais assez Georges Bataille et sa part maudite* pour m’avoir fait comprendre cette évidence et pour lui avoir donné une peu d’épaisseur métaphysique. Cependant, Il me manquait malgré tout quelque chose pour digérer vraiment tout cela et mettre un trait d’union entre mes deux univers. La théorie seule, comme souvent, ne suffit pas…
Ainsi, comme une évidence, ce quelque chose fut quelqu’un : Steve Prefontaine.
De prime abord, c’est assez déstabilisant de sentir qu’on tombe en admiration devant un artiste de cette manière… « sur le tard ». C’est encore plus troublant si on considère que dans ce cas, il ne s’agit « que » d’un athlète et de course à pied… Pourtant, je perçois Prefontaine aujourd’hui de la même façon que Brancusi, Mueck, Basquiat, Fromanger ou Soulages qui sont des maîtres pour moi.
Ce qui me touche chez Prefontaine, c’est que le champion américain ne courait pas au sens strict du terme. Il « était la course à pied », un peu comme si son existence n’avait été qu’une gigantesque performance mêlant corps, temps et espace… Une production éphémère et par conséquent une performance artistique au sens premier du terme en définitive.
Percevoir son sport comme une œuvre d’art : toute sa vie n’a eu de sens qu’au regard de cette quête et j’avoue ne pas avoir trouvé d’autre performeur athlétique ayant cette constance et cette cohérence depuis… Pre avait d’ailleurs parfaitement conscience de la difficulté de comprendre cette démarche. La nécessité aussi de s’y livrer totalement et sans concession sous peine de ne jamais réellement en percevoir la substantifique moelle. Et c’est en ce sens qu’il m’a aidé à comprendre la signification profonde que le fait sportif avait pour moi comme la dimension caché que peut avoir une œuvre d’art, quelle qu’elle soit pour celui qui la crée comme pour celui qui l’observe, profane ou non… La magie est là, une petite part nous échappe à un moment et c’est cette part de « laissé libre » qui fait le trait d’union entre l’artiste, l’œuvre et l’assistance… Entre l’athlète, l’épreuve et ses témoins…
En conséquence, être spectateur ne doit pas nous dispenser de nous livrer, de nous engager et, d’une certaine manière, de nous mettre nous aussi en danger… Dans les idées, dans la posture, dans la perception comme dans les choix…
Soulages m’a permis d’accéder à la compréhension de la matière dans la peinture (je sais, tout le monde le considère comme le maître de la lumière… Moi, c’est le jeu des grains et des aspérités qui chez Soulages me subjugue…). Prefontaine, je le considère comme le 1er athlète qui percevait la course en soi et l’épreuve de la compétition comme une affaire d’esthétique et de style. Cette esthétique, il la vivait comme un véritable « défi éthique » au cœur de sa production athlétique… Et il en parlait mieux que personne. Courir, c’était pour lui une affaire de don de soi et de ligne de conduite. Sa recherche de la beauté était tournée dans cette direction : aller plus vite coûte que coûte, le plus longtemps possible, devant les autres, dès le début, quels que puissent être le niveau de forme, l’adversité ou le contexte… Courir, comme un délire jubilatoire qui conjugue recherche de la confrontation, prise de risque, souffrance, courage, témérité et quête vers l’inconnu.
De fait, ce que le monde retient de Prefontaine, plus que ses records, c’est cet art de vivre sans concession, et la recherche d’une certaine idée de la perfection : « relentless » comme le disent les Anglo-saxons.
Et « fatalement », comme beaucoup d’artistes « maudits », Steve Prefontaine connaitra un destin tragique. Il mourut à 24 ans dans un accident de voiture, à minuit, quelque part sur une route des États Unis. Son œuvre, brutalement interrompue, n’en est sans doute que plus belle encore, mais au contraire de James Dean, mort comme lui à 24 ans sur la route, Pre ne jouait pas la comédie, il vivait à 100% sa passion de courir…
Et c’est pour cette raison que sa beauté transcende le temps qui passe…
Quelques citations célèbres de « Pré »:
« To give anything less than your best is to sacrifice the gift »
« My philosophy is that I’m an artist. I perform an art not with a paint brush or a camera. I perform with bodily movement. Instead of exhibiting my art in a museum or a book or on canvas, I exhibit my art in front of the multitudes. »
« No one will ever win a 5,000-meter by running an easy two miles. Not against me. »
« A lot of people run race to see who is the fastest. I run to see who has the most guts, who can punish himself into an exhausting pace, and then at the end, push himself even more »
« You have to wonder at times what you’re doing out there. Over the years, I’ve given myself a thousand reasons to keep running, but it always comes back to where it started. It comes down to self-satisfaction and a sense of achievement. »
“The best pace is a suicide pace, and today looks like a good day to die.”
« Some people create with words or with music or with a brush and paints. I like to make something beautiful when I run. I like to make people stop and say, ‘I’ve never seen anyone run like that before.’ It’s more than just a race, it’s style. It’s doing something better than anyone else. It’s being creative. »*G.Bataille. La notion de dépense in La part Maudite. (1949)