Dans la salle de classe, mon esprit vagabonde. J’observe tous ces lycéens qui passent l’épreuve d’une vie : le baccalauréat. Oui, je les observe, je ne les surveille pas vraiment… Je n’ai jamais su faire ça, je n’aime pas trop et je serais très embêté à vrai dire si d’aventure je devais surprendre un jour une quelconque tentative de triche… alors je fais un peu semblant.
Mon truc, c’est de prendre un air sévère et de faire les gros yeux de temps en temps. Ca marche assez bien, je suis plutôt bon pour faire peur, parait-il… mais uniquement avec les gens qui ne me connaissent pas, car les autres savent que si je peux aboyer, je ne mors jamais pour de bon !
En même temps, ça me permet d’être tranquille et de « voir plus loin » et aujourd’hui, j’ai de la chance, car mon planning de surveillance m’a emmené jusqu’à Rambouillet au lycée Bascan et en plus, je suis au 4e étage. De là-haut, la vue est imprenable sur la forêt et les prairies environnantes. Comme il fait chaud, les fenêtres entre-ouvertes permettent même de percevoir le chant des oiseaux et de sentir les odeurs des arbres encore humides de l’orage de ce matin.
Mon corps dedans, mes yeux au dehors et mon esprit encore un peu plus loin… En général il me conduit vers l’évocation de jolis souvenirs lorsque je suis de bonne composition… aujourd’hui, c’est le cas… l’environnement est propice.
Manchester 1993, l’année de mon bac justement : un colosse anglais renverse chez lui, de toute sa force les championnats du monde distance olympique. Spencer Smith, l’archétype du triathlète moderne tant il semble ne pas avoir de point faible, mène la course de bout en bout sans jamais se retourner. Le champion anglais écrase les manivelles plus qu’il ne pédale et martèle le bitume des rues de la citée des « Red Devils » de sa foulée puissante… Le monde est à ses pieds, ses adversaires aussi… Le jeune Anglais au caractère bien trempé écrabouille tout sur son passage pendant et aussi en dehors des courses… accompagnées qu’il est d’un père omniprésent, voire omnipotent.
Pourtant, Spencer n’est pas un modèle pour moi. Du haut de mes 18 ans, je lui préfère son poursuivant Simon Lessing. Il a plus de style et d’élégance et je le trouve moins arrogant que Spencer, ses épaules larges et sa « trop grande bouche… ». Mais surtout, je suis déjà totalement fan du 3e de cette même course : Hamish Carter. Lui, il vient de Nouvelle-Zélande, presque personne ne le connait encore à l’époque, mais dans le mois qui a précédé le Championnat du monde, j’ai eu le privilège, bien par hasard, de courir sur les mêmes épreuves que lui à deux reprises : le triathlon du plateau ardéchois de Coucouron et le sprint de Jausier dans les Alpes de Haute Provence. Je crois bien que ce furent ses deux premières courses en Europe d’ailleurs… Suffisant pour un vrai coup de foudre sportif… Car Hamish Carter, dans l’attitude comme dans la technique, c’est l’exact opposé de Spencer Smith…
Je me souviens de Coucouron cette année-là comme si c’était hier. Alors que je remontais déjà bien « sec » le terrible raidillon du départ en course à pieds après un vélo bien éprouvant sur les routes du plateau ardéchois (qui n’a de plateau que le nom croyez moi !), j’avais entendu dans les hauts parleurs le speaker hurler le nom d’Hamish. J’avais juste eu le temps d’apercevoir alors un coureur au loin descendre à toute allure de l’autre côté du petit lac Ardéchois. Je n’avais pas bien compris le nom sur le moment… J’avais pourtant bien consulté avant le départ la stating list et il y avait ce jour-là les Cordier, Dafflon, Foster et j’en passe… Mais ce que mes oreilles avaient entendu de façon furtive ne ressemblait à « rien de connu ».
Hamish gagnera ce jour-là avec le meilleur temps dans les trois disciplines et près de quatre minutes trente d’avance sur son second… Deux semaines plus tard, j’accueillais avec un sourire goguenard l’interview de Pierre Houseaux au départ du sprint de Jausier pendant lequel le speaker de l’époque fera du champion haut alpin le grand favori de la course… Cette fois-ci, j’avais bien repéré et reconnu la silhouette fluette d’ Hamish un peu plus tôt sur le bord d’un trottoir, assis en train de finir tranquillement une part de pizza toute seule dans son coin… Inutile de dire qu’il pulvérisera tout le monde sur les pentes du col menant à Super Sauze… Sur le podium, là où 90% des athlètes cherchent en général à vous en mettre plein la vue à grand coup de casquette, de paire de lunettes sur le front et de t-shirt bardés de « partenaires », l’attitude de Carter détonna avec son large short et un t-shirt sans marque… juste un sourire timide et un petit geste de la main presque gêné de sa part… Sa marque de fabrique tout à long de sa carrière, je m’en rendrais compte plus tard.
Ce discret jeune homme aux cheveux blond et ondulés évoquait pour moi le calme, la gentillesse, la maîtrise et l’humilité. Il était tout ce que j’aurai aimé être, car il réussissait quelque chose de tellement compliqué en vérité : allier la simplicité avec l’efficacité. D’une aisance et d’une facilité déconcertante dans les trois disciplines, Carter ne me décevra jamais : à aucun moment, il ne sera véritablement perçu comme une grande star du triple effort et ceci malgré un palmarès époustouflant. En quinze ans de carrière, « mon champion » gagnera une quantité incalculable de coupe du monde un peu partout et sur tous les terrains. Il sera aussi et surtout champion olympique en 2004 sur le parcours d’Athènes pour l’édition la plus difficile à ce jour… Une édition mémorable avec une échappée royale en vélo comprenant en particulier Frédéric Belaubre et Olivier Marceau… Grand supporter d’Olivier et Fred, c’est peut être le seul jour où je lui en ai voulu d’avoir été si fort… Hamish réussira ce prodige vers la fin de sa carrière, à un moment où personne ne l’attendait plus vraiment… Et lorsque je regardais encore une fois la course l’autre jour sur internet, je me suis dit que son arrivée évoquait à nouveau ce sentiment de plénitude, mais aussi de surprise, voir de gêne par rapport à son dauphin Bevan Docherty, l’autre « Neozed » qui était plus attendu que lui en 2004 pour la gagne… Une carrière pleine avec un sommet en forme d’apothéose sur la fin… Carter le touche à tout s’essayera aussi et pour le fun au tout jeune circuit XTERRA… Il y gagnera quelques courses dont la grand finale mondiale à Mauii en 2006… prouvant si besoin était, toute son aisance aussi en dehors des sentiers battus.
Aujourd’hui, Hamish oeuvre pour la fédération Néo Zélandaise toujours avec la même retenue et la même gentillesse. Sans faire de bruit, il met son expertise au service des plus jeunes. Une évolution logique tant son côté altruiste fut une évidence tout au long de sa trajectoire d’athlète.
Hamish Carter, c’est la classe à l’état pur, tout simplement. Celle qui sait faire l’économie de la recherche de reconnaissance. Sans fioritures ni esbroufe, le talent s’exprime dans la consistance des actes et au travers de la constance d’une vie d’athlète et d’entraineur sur le long terme.
Mes pensées sont donc venues presque naturellement vers lui aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard : dans la salle de classe, le silence est presque total et j’aperçois devant moi tous ces dos d’élèves tellement concentrés pour faire de leur mieux et réussir. C’est cette atmosphère calme et feutrée qui m’a fait penser à Hamish et qui m’a permis de voyager de la forêt de Rambouillet au-dehors, vers celles de Nouvelle-Zélande.
Il est 15h45, l’épreuve d’aujourd’hui est presque finie, c’est passé vite en fait ! Si seulement les candidats savaient que je suis parti pendant ces deux heures en compagnie d’un immense champion… que presque personne ne connait… Même chez la majorité des triathlètes (même élites… J’ai testé ! )
En tout cas, mes futurs bacheliers ont été sympas avec moi sur cette session : aucun problème pendant l’épreuve et personne n’a cherché à tricher…
Enfin… Je ne crois pas !