Depuis 2009, la série mondiale a fait son bout de chemin. Sa formule par étape devait permettre d’attirer et fidéliser une plus grande audience. Force est de constater que cette initiative n’a jamais fait de l’ombre aux Jeux Olympiques, ce qui est un bien. Malheureusement, le format actuel comporte encore de nombreuses imperfections. Le drafting par exemple continue d’être régulièrement critiqué. En effet, difficile pour le grand public, qu’il faut impérativement séduire, de comprendre l’ensemble du dispositif pour apprécier le spectacle.
Nous, on est dans la famille. On est dans le secret… On a encore en tête ce final entre Jonathan Brownlee et Javier Gomez lors de la Grande Finale de 2013, le finish entre les deux frères, la magie d’Hambourg en 2015 avec la victoire de Vincent Luis et de l’équipe de France au relais…
Dans les faits, le spectacle a plus souvent été au rendez-vous qu’on le pense, pour les initiés.
Vous devez reconnaitre notre passion pour ce format, ses athlètes, ses coachs, ses stratégies, ses enjeux… Pourtant hier, en voyant ce final, on était triste, choqué, ému, émerveillé, mais surtout conscient du moment unique.
Tout ce qu’on apprécie tant dans la série mondiale vient d’être éclipsé par le dernier 500 mètres des frères Brownlee. Pourquoi? Un frère double champion olympique qui aide/porte/supporte son frangin à devenir champion du monde, cela en fait un moment légendaire, à l’image de la séance de crawling lors de l’Ironman de 1997. On devrait se réjouir du fait que la course d’hier ait fait la une des médias généralistes. Le sensationnalisme gagne toujours.
Pourtant personne ne s’interroge sur la raison de cette situation finalement dramatique: le médaillé d’argent des derniers JO, à bout de forces, contraint d’être porté jusqu’à la ligne d’arrivée pour marquer des points dans la course au titre mondial…
Si certains applaudissent la détermination des Brownlee, d’autres osent attaquer l’ITU en invoquant un sport aux allures d’Hunger Games où on ne respecte plus du tout l’intégrité des athlètes.
Le moment est magique, mais souhaitons-nous vraiment le revoir? Rappelons que ce fait qui semble exceptionnel arrive pourtant à la fin d’une semaine de courses marquée par des malaises répétés, des évanouissements quasi systématiques juste après l’arrivée, des chutes, des abandons, des athlètes qui refusent de prendre le départ du relais – trop écoeurés par les conditions de leur première course…
Déjà pour la Grande Finale de Chicago en 2015, de nombreux dysfonctionnements étaient apparus. La course s’était déroulée dans un environment très hostile. Le site était traversé par la route la plus fréquentée de la ville, et la police ne coupait la circulation que pendant 5 minutes. Si un athlète sortait avec un retard trop conséquent, il était disqualifié. Une disqualification donc qui n’est pas liée au sport! Ajoutez à cela qu’il était tout simplement impossible pour le public de circuler… Sans rentrer dans les détails, souvenons-nous quand même que la course U23 des femmes fut transformée en sprint et que la natation fut annulée pour les Juniors parce que les gardes côtiers ne voulaient pas faire de temps supplémentaire (retard provoqué par l’orage).
Pour la nouvelle génération, les championnats du monde sont de première importance: pour lancer une carrière, se faire connaitre, trouver des sponsors… L’organisation se doit donc d’être à la hauteur. On spéculait déjà sur Cozumel depuis quelques mois. Certains athlètes étaient convaincus que la course serait transformée en sprint vu la chaleur. L’ITU se contentera d’adapter l’horaire au dernier moment. Mais était-ce vraiment en raison de la chaleur? Car sur place, 2h avant le départ initial, rien n’était prêt…
Il y a eu plus grave: un parcours vélo changé après la reconnaissance sans que les athlètes soient prévenus les surprenant dangereusement pendant la course, une natation chez les U23 de 23 minutes en raison d’un courant trop violent non anticipé, des athlètes pétrifiés par l’étroitesse du parcours vélo…
Si l’ITU apportera des correctifs pour la course U23 femmes, cette fois-ci, c’est un virage détrempé et sur pavés qui emportera le tiers des athlètes au sol. Mais, comme dans la course précédente, c’est surtout la course à pied qui fera des ravages, mettant la santé des concurrents en danger. Face à l’enjeu, impossible pour un athlète de haut niveau de tempérer ses efforts. Il donne tout.
L’aire d’arrivée ressemble à un hôpital de fortune. Certains athlètes nous ont confié ne se souvenir que du 1er tour de course à pied, finissant comme des automates et s’évanouissant soudainement privés d’énergie juste après la ligne d’arrivée. La navette pour l’hôtel est remplacée par celle pour l’hopital.
Les arbitres de l’ITU se voient transformés en équipe de premiers secours dans la zone d’arrivée, améliorant leurs gestes au fil des courses: sacs de glace auxquels s’agrippent les athlètes, serviettes glacées sur la tête, soutien des athlètes avant qu’ils ne tombent pour continuer à les faire marcher… Est-ce vraiment l’image que l’on souhaite donner de notre sport? Évidemment, il n’y a rien de plus beau qu’un athlète qui donne tout, à condition que sa santé ne soit pas en danger.
Pour rappel, la Grande Finale comporte en elle-même de nombreux enjeux pour les athlètes: titre mondial, primes financières, retombées médiatiques importantes…
Les frères du Yorkshire savent répondre présents aux grands rendez-vous. Ils ne sont jamais dans la retenue et la raison. Cette performance est à leur image.
Les Brownlee perdent la course, mais sont-ils vraiment les perdants? Ils ont montré pendant toute la saison que Mario Mola ne pouvait rien faire contre eux. L’Espagnol s’en sort avec le titre mondial, mais les connaisseurs savent qui sont les boss. Le meilleur athlète est-il vraiment le meilleur mondial?
Ce finish hors norme a fait sortir de l’ombre une autre problématique: celle de l’érosion de l’esprit sportif. A savoir: pour être sacré champion du monde il faut cumuler un certain nombre de points au cours de la saison. La Grande Finale ayant un coefficient plus important. Le gagnant n’est donc pas nécessairement le champion du monde. Un athlète ne veut pas systématiquement la victoire mais atteindre un objectif donné pour améliorer sa position au classement mondial.
Ainsi cette compétition devient purement stratégique, parfois au détriment de l’esprit sportif. Ententes, coalitions… rendent la course un peu moins « pure ».
Richard Murray s’arrête avant la ligne d’arrivée prêt à céder sa place si nécessaire à Mario Mola afin qu’il marque les points manquants pour remporter ce titre mondial. L’acte de Murray met en lumière de manière gênante le fait que les résultats peuvent être arrangés… Qui sait, peut-être se sont-ils entendus sur une commission!? Ca s’est déjà vu dans le cyclisme. Que penser de tout cela?
Mais ce n’est pas tout. L’esprit sportif est encore plus malmené lorsque Murray fait le show, franchissant hilare la ligne d’arrivée avec son pote Mola alors que juste devant lui Jonny Brownlee est au sol, inanimé. Lorsque le commentateur interview Richard Murray pour lui demander quel était son sentiment lorsqu’il a vu que Jonny ne pouvait pas franchir la ligne… sa réponse est étonnante, il dit n’avoir jamais vu cela et se précipite pour dire que Mario Mola mérite son titre mondial, qu’il a très bien couru toute l’année… et ne partage aucune inquiétude sur l’état de son concurrent britannique. Quelle image cela renvoie-t-il des valeurs de notre sport?
De son côté, pour espérer remporter le titre mondial, Jonny n’avait pas d’autre choix que de gagner cette course. Il n’avait aucune autre option. Et personne ne lui a fait de cadeau. A l’image d’Henri Schoeman naturellement déterminé puisqu’une victoire lui permettait de faire un bond conséquent dans le classement mondial.
On peut aussi légitimement se demander si Alistair comptait laisser gagner son frère pour lui assurer ce titre mondial. Curieusement, Alistair ne porte pas son estocade finale dans les derniers mètres à pied, comme il en a l’habitude. Fatigue, coup de chaud… ou stratégie? Il trouvera cependant l’énergie folle et nécessaire de porter son frère à une allure suffisante pour contenir miraculeusement l’attaque de Murray, jusqu’à lui donner cette phénoménale dernière impulsion pour que Jonny franchisse seul la ligne d’arrivée.
La fédération espagnole décide alors de faire appel pour demander la disqualification des Anglais. Disqualification qui permettrait à Fernando Alarza de terminer deuxième au classement mondial. Stratégie. Stratégie.
C’est le jeu de la Grande Finale.
Est-ce un jeu auquel nous voulons continuer de jouer avec les règles actuelles? Ce finish exceptionnel révèle mieux que toute plainte, les failles du dispositif de la série mondiale.
Il faut repenser le système, pour le bien de notre sport, pour lui donner la place qu’il mérite auprès du grand public mais avant tout pour préserver la santé et la carrière de nos athlètes dont l’investissement est sans limite.
Pour ne jamais avoir à choisir entre les règles et les valeurs du sport, conformons les règles à nos valeurs.
(article écrit conjointement avec Alex)